La Russie Impérialiste

Publié le par JSS

Une fois n'est pas coutume, voici un excellent article repris du journal Le Point !


L'endroit n'a rien d'épique. Une quatre-voies encombrée de poids lourds fumants, un Ikea planté au milieu d'un parking géant et, à quinze minutes de là, au bout d'une allée boisée, un grand bâtiment blanc, froid comme une clinique. En fait, une école... Mais pas n'importe laquelle. Voici le berceau des cosaques de Rostov-sur-le-Don, dans le sud du pays. Ici grandissent les chevaliers des steppes dont la Russie des tsars célèbre les exploits depuis quatre siècles. D'implacables guerriers mobilisés pour mater les ennemis de Moscou... En Transnistrie, en Abkhazie, en Tchétchénie et même, dit-on, lors des combats contre la Géorgie, au mois d'août.

La grande Russie, ce sont eux qui l'incarnent. Depuis l'arrivée de Poutine au pouvoir, leurs centres de formation fleurissent dans tout le pays : quarante et un à ce jour. Soit deux fois plus qu'il y a cinq ans. « Je reçois trois appels par jour de parents prêts à nous confier leurs enfants », lance fièrement Vassili Donstov, le directeur de l'école Aksaïski.

Buste couvert de médailles, coupe à la Clark Gable, l'ancien d'Afghanistan entame l'inspection des classes. Ici, cours sur l'histoire des cosaques : « Indiquez-moi les villes où nos troupes ont battu Napoléon », lance le professeur devant une vingtaine d'adolescents en uniforme bleu. Plus loin, apprentissage du maniement des armes. « Ils assemblent un kalachnikov aussi vite que les Américains ! » assure Vassili Donstov. Et puis, au bout du couloir, la cantine. Les potaches s'y rassemblent au garde-à-vous, prient à haute voix devant un mur tapissé d'icônes et avalent leur soupe accompagnée de viande en moins de vingt minutes. « On les nourrit cinq fois par jour pour les rendre forts », déclare un officier surveillant. « Je veux entrer dans les forces spéciales ou devenir businessman », dit Sacha, 14 ans, avant de se retirer en claquant les talons. Le directeur fanfaronne. Il y a de quoi. En février, Vladimir Poutine, en visite dans l'établissement, l'a félicité. « Il a dit aux enfants qu'il aurait aimé être à leur place durant sa jeunesse. Et m'a remercié de former de bons patriotes. »

De bons patriotes ! Désormais, la Russie en regorge. Et la guerre de cinq jours remportée, l'été dernier, contre la Géorgie a ravivé la flamme. Fini le souvenir traumatisant de la dislocation de l'URSS, la Russie conquérante est de retour. La crise financière ? Elle a beau assommer les richissimes oligarques, le pouvoir en nie l'ampleur. « Nous sommes les seuls au monde à ne pas être pris au dépourvu », affirme le Premier ministre, Vladimir Poutine. Faux, évidemment. En cinq mois, les vingt-cinq premières fortunes ont vu leurs biens fondre de 230 milliards de dollars. Une perte équivalant à quatre fois la fortune de Bill Gates ! L'ensemble des compagnies pétrolières du pays vaut désormais, en Bourse, autant que la firme française Total. Plutôt humiliant pour le premier producteur mondial d'or noir...

Mais qu'importe. Au lendemain du résultat de l'élection américaine, le président, Dmitri Medvedev, plastronne encore. Et promet de déployer des missiles dans l'enclave de Kaliningrad si les Américains installent leur bouclier antimissiles en Tchéquie et en Pologne.

De quoi flatter l'orgueil national : 82 % des Russes considèrent désormais leur pays comme une grande puissance, contre seulement 30 % il y a huit ans, selon l'institut Levada. Il suffit d'écouter les radios sur lesquelles les stars de la variété entonnent l'hymne russe en fin de programme. Ou de déambuler dans le métro de Moscou. « L'amour de la patrie commence avec la famille », proclament les affiches le long des escalators.

Amour ? « Plutôt répugnance de l'étranger , rectifie le poète et essayiste Lev Rubinstein. Même au temps de l'Union soviétique, on n'était pas dans cet état d'esprit. » De fait, 77 % des Russes s'estiment entourés d'ennemis, contre 13 % en 1988, alors que mur de Berlin était encore debout ! La rhétorique antioccidentale de la télévision, il est vrai, bat son plein. Témoin, l'émission dominicale de Piotr Tolstoï, une vedette de la première chaîne et l'un des interviewers attitrés du président Medvedev. Ce dimanche, le journaliste évoque les projets fiscaux du gouvernement. En bien, forcément.

« Retournés » par le régime

Etonnante reconversion ! Jadis acquis aux idéaux démocratiques, Tolstoï appartient à la catégorie des journalistes « retournés »par le régime. Devant un café serré, il roule nerveusement une cigarette éteinte entre ses doigts. « Vous me prenez pour un nationaliste taré, hein ? Mais la rupture avec l'Ouest va s'aggraver. Avec les Américains, vous avez bombardé la Serbie, notre alliée historique, vous reconnaissez le Kosovo et vous installez un bouclier antimissiles à nos frontières... C'est ça, votre politique amicale ? »

Il n'est pas le seul à fulminer. Le parfum de guerre froide déchire même le camp des libéraux pro-occidentaux. Le mois dernier, l'Union des forces de droite, l'un des derniers partis d'opposition, a volé en éclats. La majorité de ses responsables font désormais allégeance au Kremlin.

Alors, sus aux dissidents ! Boris Sokolov, 51 ans, à la démarche boitillante, montre l'article de presse signé de son nom qui a changé le cours de sa vie. Pour avoir critiqué la guerre en Géorgie, il a dû quitter sa chaire d'anthropologie à l'université des sciences sociales de Russie. C'était il y a deux mois. « Ma direction m'a conseillé de démissionner. En cas de refus, elle aurait divisé mon salaire par trois », raconte le professeur.

A l'inverse, l'image de la Russie impériale ravit les intellectuels radicaux longtemps marginalisés et désormais en vue dans les cercles du pouvoir. C'est le cas d'Alexandre Douguine, aujourd'hui professeur à l'université des sciences humaines de Moscou et chantre de l'identité slave. Assis sur un banc, près de la statue de Pouchkine, l'homme à la queue de cheval et à la longue barbe grise ne paie pas de mine avec son sac de plastique jaune à la main. Il a pourtant écrit dans les années 90 « Les fondements de la géopolitique », un ouvrage désormais enseigné dans les facultés et les académies militaires. Et, depuis la guerre en Géorgie, l'idéologue court les plateaux de télévision. « Beaucoup de gens dans l'Eglise, l'armée et les services secrets partagent ma vision »,« Cessez de vouloir nous imposer vos valeurs. Chez vous, l'individu est au centre de tout. Chez nous, il vaut moins que la collectivité. Ce sont les racines de notre culture. » lâche-t-il d'une voix grave. Sa vision ? Le rejet de l'Occident.

Un modèle loué sans complexe par la classe politique. L'ultranationaliste Vladimir Jirinovski, proche du Kremlin, vice-président du Parlement et quatre fois candidat à l'élection présidentielle (10 % des voix en 2008), y excelle. Ce jour-là, le vieux tribun s'exprime à la Douma, à Moscou, devant un parterre d'étudiants. Thème du débat : « La Russie patriote ». Amplifiée par les haut-parleurs, sa voix résonne à tous les étages. Cravate dénouée, il vitupère, agite les bras, tape du poing sur la table : « Aujourd'hui, je vous le dis, c'est notre fête. Regardez l'Europe et les Etats-Unis. Ils sont en déclin ! Ils nous détestent parce que nous avons du pétrole, du gaz et des diamants ! »« C'est vous qui avez commencé la guerre , menace-t-il du doigt, nous allons installer des missiles partout et, si l'Ukraine et la Géorgie rejoignent l'Otan, nous étranglerons leur économie ! » Massés autour du leader, les étudiants acquiescent d'un hochement de tête. Ovation de la salle. Le politicien se lève, signe des autographes et s'aperçoit soudain de la présence d'un journaliste français.

Du coup, les mouvements extrémistes se sentent requinqués. Alexandre Belov, 32 ans, est leur figure de proue. Sa mission ? Fusionner tous les courants au sein d'un grand parti. « 75 % des gens approuvent nos idées et demandent à être représentés », dit-il, attablé dans un restaurant de Tretiakovskaïa, un quartier chic de Moscou. Et, pour y parvenir, il soigne son image. « J'ai demandé à nos militants de ne plus utiliser de tenues militaires et de battes de base-ball... Regardez-moi, je porte un costume italien ! » Pas gagné : 75 meurtres racistes ont été commis en Russie entre janvier et septembre 2008. Soit deux fois plus qu'en 2006.

Une dérive dont se soucie peu le Kremlin, davantage occupé à muscler un puissant réseau : les brigades de jeunes. Sa plus belle création ? Les Nachi (« les Nôtres »), fondés en 2005, au lendemain des révolutions géorgienne et ukrainienne et destinés à contrer toute manifestation pro-occidentale. Blouson et tee-shirt rouges de rigueur, « commissaires »attitrés, camps d'été, chants patriotiques... tout fleure bon les temps soviétiques. Et les « blousons rouges »s'activent. Leur nouvelle cible ? Les tout jeunes, âgés de 8 à 15 ans et baptisés Michki (« les Oursons »). « On les recrute dans les écoles ou sur les aires de jeu des immeubles , raconte leur responsable, Ioulia Zinova. Une pratique dénoncée par les familles. « Ma soeur de 14 ans, à laquelle on avait promis une visite de Moscou, s'est retrouvée dans un rassemblement pro-Poutine sur la place Rouge, sans rien comprendre », se désole l'étudiant Igor.

Dans sa croisade patriotique, le pouvoir bénéficie aussi d'un renfort appréciable : l'Eglise orthodoxe. En pleine résurrection. Et au mieux avec Vladimir Poutine. « Il n'y a jamais eu de relations aussi bonnes », confirme le prêtre Vladimir Viguilianski, le porte-parole du patriarcat de Moscou. Retransmission télévisée des messes adoubant le successeur Dmitri Medvedev, eau bénite répandue sur le nouveau missile sol-air S400, excommunication des prêtres soutenant Mikhaïl Khodorkovski, l'oligarque emprisonné devenu l'ennemi du régime... L'adhésion de l'Eglise à la ligne officielle est totale. Quant à la guerre éclair contre les frères orthodoxes géorgiens, elle ne suscite aucun regret. « Quand vous prenez un coup sur la tête, vous réagissez , dit le prêtre Dmitri Smirnov, responsable de l'aumônerie orthodoxe des forces armées russes. Les troupes géorgiennes ont été entraînées par des Américains protestants et des généraux israéliens ! »

Staline blanchi

La lune de miel entre le patriarche et Poutine ? Elle s'expliquerait par le passé des deux hommes. « Alexis II est un ancien du KGB, comme Poutine, et donc son serviteur », prétend Mikhaïl Ardov, prêtre dissident depuis 1993. En tout cas, les croyants affluent. Et composent, désormais, les deux tiers de la population, soit deux fois plus qu'à la chute de l'URSS. « Le pouvoir se sert de l'Eglise pour combler le vide idéologique laissé par la fin du communisme », souligne le poète Lev Rubinstein.

Sauf que, dans la grande soupe idéologique du Kremlin, surgit un invité surprise : Staline. Pas franchement en phase avec le culte tsariste et la religion orthodoxe. Il n'empêche, le Petit Père des peuplesjouit d'un retour en grâce. Poutine, dont le grand-père, jadis cuisinier, a mitonné les plats du sanglant dictateur, a donné son feu vert. Voilà donc Staline blanchi dans les manuels scolaires. On y évoque un « manager efficace » et « rationnel ». « Utilisez les ouvrages que l'on a rédigés pour vous ! » a lancé l'an passé Vladislav Sourkov, le numéro deux de l'administration présidentielle, devant une assemblée de professeurs d'histoire plutôt dubitative. Parmi eux, Igor Doloutski, enseignant depuis trente ans dans un lycée de la banlieue de Moscou. Son ouvrage a longtemps servi de référence avant de disparaître des cartables des écoliers au début du second mandat de Poutine. Motif : antipatriotique. Le professeur y mentionnait, il est vrai, la « grande terreur » et les « 40 millions de victimes » de l'ère stalinienne. Avec son physique chétif et son pull trop large, Doloutski exerce toujours son métier, mais avec résignation. « Une de mes élèves m'a révélé qu'elle estimait Staline parce qu'il avait toujours poursuivi son but , raconte-t-il. Vous voyez, j'ai perdu : le pays produit de bons patriotes. »


lepoint.fr

Publié dans Russie

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